Flashback avec Ruedi Günthardt : Jeux olympiques de Rome 1960

Il y a 65 ans, la Suisse remportait ses dernières, et jusqu’ici uniques, médailles olympiques en Eventing : l’argent par équipe et le bronze en individuel. À l’époque âgé de 23 ans, Ruedi Günthardt se remémore les Jeux olympiques de Rome 1960 avec des anecdotes vivantes et des faits marquants, ainsi que sa jument de succès, Atbara.

Ruedi Günthardt avec sa médaille olympique de Rome 1960 | © Swiss Equestrian

Ruedi Günthardt a grandi dans les années 1930 et 1940 à Küsnacht, dans le canton de Zurich, au sein de l’entreprise familiale de bois, d’huile et de charbon, qui assurait aussi un service de voituriers. C’étaient les années difficiles de la guerre et de l’après-guerre. Comme les hommes en âge de travailler devaient faire le service actif, Ruedi a très tôt dû aider à la maison et dans l’entreprise. Ce travail dur l’a vite épuisé et, amaigri et affaibli, il a été envoyé à Davos pour une cure de repos prescrite par son médecin.

Les premiers compagnons de route

Rien ne laissait alors présager que Ruedi deviendrait un jour l’un des cavaliers suisses les plus titrés en « military », comme on appelait alors l’Eventing. Mais les chevaux faisaient naturellement partie du foyer et de l’entreprise familiale de transport, aux côtés de nombreux autres animaux, et Ruedi était depuis toujours un véritable passionné de chevaux.

Il acquit les bases de l’équitation lors de sorties à cheval en compagnie de son père. L’hiver venu, il avait la chance de participer aux cours d’équitation des sociétés locales, le Club de cavalerie de la rive droite du lac de Zurich, celui de Zurich et environs, ainsi que la Société d’équitation de Wiedikon. Ces cours avaient lieu, selon les occasions, chez Heinrich von Grebel à Stäfa ou auprès de Wolfgang Niggli, Hans Syz et Robert Ober au manège militaire de la ville de Zurich. Ruedi Günthardt se souvient : 
 « J’allais à cheval aux cours d’équitation. Ils avaient lieu le soir, alors que dans la journée les chevaux livraient du charbon en charrette. Après la journée de travail, je chevauchais donc une heure jusqu’au manège, suivais l’enseignement rigoureux, puis rentrais à cheval pendant encore une heure. » Il entretenait par ailleurs sa condition physique lors des séances hebdomadaires de gymnastique de la jeunesse locale.

Le vrai tournant est arrivé quand Ruedi Günthardt a pu faire son école de recrues dans la cavalerie. À la caserne d’Aarau, son voisin de lit était le cavalier de saut Paul Weier. C’est là qu’est née une amitié qui les unit encore aujourd’hui.

Atbara

Après avoir terminé l’école de recrues, les soldats avaient la possibilité d’acheter aux enchères un « Eidgenoss », c’est-à-dire un cheval militaire. Ruedi Günthardt a saisi l’occasion :  « J’ai vu Atbara dès qu’elle est descendue du wagon de marchandises à la gare, et j’ai su tout de suite que je la voulais. »  Et il est passé à l’action, remportant l’enchère pour 1 200 francs. »

Dès lors, il s’est entraîné chaque fois que son quotidien de directeur de l’entreprise familiale le lui permettait. En très peu de temps, Atbara et Ruedi sont devenus un couple respecté en Eventing en suisse. Leur condition de base, ils l’ont forgée lors de longues chevauchées vers les différents terrains d’entraînement. L’entraînement de galop, il le faisait avec le célèbre jockey Heinrich Raschle, sur sa piste de course à Wermatswil, dans le canton de Zurich : « Nous galopions toujours côte à côte, ce qui nous a appris à trouver un bon rythme, même sur de longues distances. » Pour l’entraînement en saut et en dressage, Ruedi se rendait chaque semaine à Berne, – un véritable voyage à l’époque, puisqu’il n’y avait pas encore d’autoroute entre Zurich et Berne – afin d’apprendre auprès de grands noms tels qu’Henri Chammartin, Gustav Fischer, Paul Weier et Hans Möhr.  « En dehors de l’entraînement sportif, Atbara tirait aussi la charrette de l’entreprise familiale pour livrer du charbon, et parfois même le corbillard. Nous faisions aussi ensemble les cours de répétition militaire, comme il convenait à un véritable Eidgenoss. », raconte Ruedi Günthardt.

Embûches

Le succès sportif confirmait l’immense engagement du Küsnachois, et en 1959 la participation à un championnat international semblait à portée de main. Mais le destin en a décidé autrement : Atbara s’est blessée lors d’un accident et dû observer deux mois d’arrêt. « Ça a été d’abord, bien sûr, une grande déception. Je n’avais qu’un seul cheval. Mais à ce moment-là, j’ai reçu un soutien formidable des camarades du club de cavalerie, qui m’ont aidé pour les soins et la rééducation d’Atbara. Et chaque soir, le masseur du club de football venait à l’écurie pour masser Atbara », se souvient Ruedi Günthardt.

Après la guérison et un entraînement de reprise soigneusement planifié, l’incroyable s’est produit : Ruedi Günthardt, alors âgé de 23 ans, et Atbara ont été sélectionnés pour l’équipe olympique de Rome, aux côtés de Hans Schwarzenbach avec Burn Trout, Anton Bühler avec Gay Spark et Rolf Ruff avec Gentleman.  « J’étais de loin le plus jeune et le moins expérimenté du quatuor. Mais mon impatience et ma joie étaient immenses ! »

Un nouveau revers n'a pourtant pas tardé : Günthardt, modeste commerçant sans grandes ressources, a dû payer lui-même la moitié du prix de l’uniforme d’officier et de la tenue civile pour les Jeux de Rome. Une grande partie de ses économies y est passée – mais il ne voulait en aucun cas laisser s’évanouir son rêve de jeunesse, quel qu’en soit le coût.

En train vers Rome

Pour se rendre aux Jeux olympiques de Rome en 1960, la délégation suisse a voyagé en train – chevaux compris. Grâce aux bonnes relations de Ruedi Günthardt avec le chef de gare de Küsnacht, les chevaux ont pu rejoindre Rome en une seule journée, à bord d’un train direct. Le départ a eu lieu à 4 heures du matin depuis la gare de marchandises de Zurich. Dans le wagon voyageaient les quatre chevaux d’Eventing ainsi qu’un cheval de réserve, mais aussi les chevaux de saut de Paul Weier et Hans Möhr – Centurion et Lausbub.  « Ça a été un voyage stressant, interminable », raconte Ruedi Günthardt. « Lorsque nous sommes enfin arrivés à Rome à 23 heures, le cheval de réserve s’était blessé et a dû être transporté à la clinique vétérinaire. Les chevaux de saut et de dressage sont restés dans les écuries olympiques de Rome, tandis que nous avons poursuivi le trajet avec les chevaux d’Eventing dans un camion militaire, direction la montagne, vers Pratoni del Vivaro. » À 2 heures du matin, les chevaux ont été descendus, soignés et installés dans leurs boxes. Pour les cavaliers, il n’était plus possible de retourner au village olympique à cette heure-là.  « Nous nous sommes emmitouflés dans des couvertures et avons passé la nuit fraîche par terre, devant l’écurie. Le lendemain matin, nous étions tous enrhumés, moi avec de la fièvre et incapable de monter à cheval pendant deux jours. L’entraînement d’Atbara a alors été alors pris en charge par le chef d’équipe Fred Blaser. À Rome, c’est Joseph Löhrer, directeur de l’établissement thermal de Berne, qui s’occupait de la santé des chevaux suisses de toutes les disciplines. »

Épreuve de fond de 35 kilomètres

Puis les compétitions ont enfin commencé. L’épreuve de dressage s’est déroulée comme prévu pour tous les cavaliers suisses. Le défi bien plus grand était la distance de près de 35 kilomètres en terrain varié, comprenant : un premier tronçon d’environ 7,5 kilomètres à parcourir à 240 m/min, une portion de steeple de 3,5 kilomètres avec 12 obstacles à franchir à 600 m/min, un second tronçon d’environ 13,5 kilomètres à 240 m/min, suivi de la partie de cross d’un peu plus de 8 kilomètres avec 34 sauts à franchir à 450 m/min, et enfin une phase de récupération de près de 2 kilomètres à 330 m/min. 
 Toutes ces étapes s’enchaînaient sans pause et devaient être terminées en environ deux heures. Au quatrième refus ou chute, le couple cavalier-cheval était éliminé.

Toutes ces étapes s’enchaînaient sans pause et devaient être terminées en environ deux heures. Au quatrième refus ou à la quatrième chute, le couple cavalier-cheval était éliminé.

Les obstacles, les sauts, les descentes et les fossés dans le terrain vallonné de Pratoni del Vivaro étaient impressionnants, tant par leurs dimensions que par leur conception, et représentaient un défi colossal pour les chevaux et leurs cavaliers. Le bilan en témoigne : sur 73 couples et 19 équipes au départ, seuls 35 cavaliers et 6 équipes ont été classés à la fin de la journée.

L’équipe suisse n’a pas été épargnée. Tandis que Hans Schwarzenbach avec Burn Trout et Anton Bühler avec Gay Spark réalisaient des parcours impeccables et sans faute, Rolf Ruff avec Gentleman a fait une lourde chute au fossé de 4 mètres et a dû abandonner. Ainsi, avant même de partir, Ruedi Günthardt savait que son résultat compterait pour le classement par équipe : « J’ai eu les jambes qui se sont dérobées un instant. Mais je faisais confiance à Atbara et je savais que nous étions bien préparés. »

Le parcours de fond a bien commencé, mais dans la partie de cross, à l’avant-dernier obstacle, Atbara s’est tordue à la réception dans une descente, et Ruedi Günthardt est tombé. « J’étais littéralement à bout de forces. Mais je voulais continuer ! Je me suis immédiatement relevé et on m’a aidé à remonter en selle pour repartir. » Ainsi, le jeune cavalier termina brillamment l’épreuve de fond et maintint l’équipe suisse en lice pour les médailles.

Argent et bronze pour la Suisse

Le concours de saut final a eu lieu le lendemain sur la Piazza di Siena à Rome, à environ une heure et demie de route de Pratoni del Vivaro. Les chevaux ont été transportés le matin en camion militaire jusqu’au lieu de compétition et, après l’inspection vétérinaire, l’épreuve a pu commencer..

Hans Schwarzenbach et Burn Trout ont ouvert la marche avec un parcours remarquable, ce qui a donné à Ruedi Günthardt une motivation supplémentaire pour son passage : « J’ai certes fait deux fautes sur les barres, mais notre temps était bon ! »  Lorsque Anton Bühler, avec Gay Spark, a réussi à son tour un parcours sans faute, ce fut l’explosion de joie au sein de l’équipe suisse.

Au final, l’équipe de Suisse a décroché la médaille d’argent, derrière l’Australie et devant la France. En individuel, Anton Bühler s’est offert le bronze, tandis que l’or est revenu à Laurie Morgan (AUS) et l’argent à Neale Lavis (AUS).

Les Jeux olympiques de Rome en 1960 restent à ce jour le plus grand succès de l’Eventing suisse, réalisé par une équipe composée exclusivement de cavaliers amateurs. La fantastique Atbara est le seul « confédéré » à avoir servi sous les armes et remporté une médaille olympique.

Aujourd’hui, Ruedi Günthardt approche de ses 89 ans, et l’éclat dans ses yeux lorsqu’il évoque Rome 1960 ne s’est pas estompé : « Je n’ai jamais oublié, en toutes ces années, ce sentiment indescriptible de fierté et de bonheur lorsque je me tenais sur le podium, aux côtés de mes camarades cavaliers, en voyant flotter le drapeau suisse. J’ai toujours eu un lien très particulier avec Atbara, qui, avec son caractère calme, sa tête froide et son immense combativité, relevait chaque défi – que ce soit en sport, à l’armée ou à l’attelage. Je suis infiniment reconnaissant d’avoir pu réaliser en 1960 à Rome ce rêve de jeunesse. »